Faisons un point sur qui vous êtes !

Pour savoir comment vous reconnaître.

Il est de ces femmes dont la beauté naturelle illumine tout milieu où elles évoluent.
Eileen n'était pas de ce genre de femme.
Sa particularité, n'allant pas jusqu'à la beauté, ici à Java, tirait surtout de son origine irlandaise. Quel Betawi en effet, déambulant dans la rue, ne se retournerait vers cette femme à la peau si blanche, couverte de pied en cape ? Son regard attiré, il aurait détaillé un moment sa silhouette élancée puis, en l'absence de belles rondeurs engageantes, se serait rabattu sur son étrange accoutrement. Toute vêtue de cuir, des bottes au corset, en passant par de longues mitaines, elle agrémentait cependant sa tenue par de nombreux jupons colorés. Mais comment faisait cette demoiselle pour ne pas crouler sous la chaleur ? Pourtant elle n'avait pas l'air d'en souffrir et marchait d'un pas décidé, ses longs cheveux bruns nattés sous un large chapeau. Peut-être alors, après avoir remarqué ses yeux verts, irradiant d'une force étrange, aurait-il songé que son minois était assez plaisant. L'espace d'un instant, avant qu'elle ne se perde dans la foule et ne s'estompe de ses pensées. 

Médisons ensembles sur vos défauts et soyons jaloux de vos qualités !

Pour ce qui est du caractère, pardonnez-la mais il s'agit de sang irlandais qui coule dans ses veines ! Franc parler allant plus vers l'insolence que vers l'honnêteté, ne cherchez pas chez elle une quelconque marque de respect, surtout envers les représentants de l'Etat. Et comme tout Betawi qui se respecte, elle a une notion très vague du légal et des limites à ne pas franchir.
Néanmoins elle attache une importance toute première à l'honneur et ne saurait négliger les valeurs que sont l'hospitalité et l'entraide.
Un sourire sarcastique sur les lèvres, une voix grave, c'est avec une bienveillance tout à fait professionnelle qu'elle vous accueillera dans sa boutique. Mais cela ne fait pas d'Eileen une personne exubérante, au contraire. Sitôt le travail achevé, c'est une personne discrète et mélancolique qui rentre chez elle, s'arrêtant parfois dans un bar pour commander deux ou trois bières. Infectes à son goût mais qui lui rappellent pendant quelques instants son pays natal.

Parce qu'on à qu'une vie ... en général.

Un ciel, gris, à perte de vue. Paysage familier, sans aucun doute pour Eileen. Ce n'était pas comme si en Irlande on voyait souvent la lumière aveuglante du soleil ! Par contre, cette immensité spongieuse sous ses pieds, elle s'en serait volontiers passé. Une eau presque noire, si profonde qu'elle semblait renfermer des créatures aussi terrifiantes que monstrueuses, prêtes à vous dévorer tout cru. Décidemment, il fallait être vraiment désespérée pour s'embarquer ainsi vers l'Inde alors que la seule vue de la mer l'effrayait ! Non, pas désespérée. Affamée. Affamée était le terme qui la définissait le mieux à ce moment précis. Anonyme dans cette foule de pauvres bougres qui n'espéraient rien de plus qu'une vie où ils pourraient manger à leur faim, Eileen soupira longuement. Quatre ans que la famine sévissait en Irlande, sous les yeux immobiles de ces rapaces d'anglais.
D'ailleurs, en parlant de vautours, regardez qui voilà. Deux soldats, réquisitionnés pour assurer l'ordre et le calme, parfaits petits pions de cette grandeur ridicule qu'était la couronne britannique.
- Eh les roukeveill ! Comment va la ur goh got, la vieille peau est toujours sur le trône ?
Eileen avait lancé sa tirade d'un seul trait, le visage barré d'une grimace moqueuse. A peine quelques secondes plus tard se trouvait-elle acculée face à ces gardes visiblement très en colère.
- Plus un mot sale gamine ou on t'embroche.
Comme pour appuyer ses paroles, la pointe d'une baïonnette apparut contre sa poitrine.
"Mais oui, vas-y, buzugennog, tue-moi. Mais prend plutôt ton fusil. C'est comme ça que l'on tue les révolutionnaires. C'est comme ça que l'on tue toutes les personnes un peu éprises de liberté. C'est la façon la plus propre de massacrer une famille et de se retrouver avec une orpheline de plus à courir les rues."
Elle releva la tête, lentement, et lui cracha au visage. Une monumentale gifle eut raison de son insolence. Puis une deuxième, la projetant au sol. Sans chercher à savoir si elle se relevait, ils tournèrent les talons. Le départ venait d'être annoncé. S'ils ne s'étaient retourné qu'une seconde, il auraient pu voir la haine de son regard. Une haine si violemment enfouie sous la souffrance qu'ils auraient serré un peu plus fort leur baïonnette. De peur.


Et aujourd'hui ?
Une arabesque verte s'enroulait gracieusement autour de cet écrin fuchsia. Etlingera eliator, ou rose de porcelaine. Une fleur dont la beauté ne cessait d'émerveiller Eileen, tout comme celles qui jonchaient le comptoir.
Voilà 3 ans qu'elle tenait cette échoppe d'herboriste. Elle vendait à peu près tout ce qui pouvait provenir de la flore : compostions florales, plantes médicinales plus ou moins efficaces, mais surtout poisons et substances toxiques extraites de la bienveillante Dame Nature, sa spécialité.
Pourtant Eileen n'avait jamais fait d'études et il pouvait paraître bien étrange qu'une personne de son âge, une femme de surcroît, puisse être propriétaire d'une boutique et connaisse la science des plantes.
Cependant un des avantages non négligeable à Java, c'est que savoir et prétendre savoir pouvaient facilement être substituables. Connaître quelques bases était donc largement suffisant. D'ailleurs ces rudiments, elle les avait appris en faisant le ménage.
A peine arrivée à Java, elle avait enchaîné les boulots de serveuse, couturière ou encore femme de ménage avant d'être embauchée comme servante chez un vieux médecin botaniste. C'était un veuf, sans enfants, qui, prit d'une inexplicable bonté envers elle, lui enseigna au détour de deux balayages quelques rudiments de botanique. A sa mort elle avait reprit le cabinet, jouant sur l'ancienne réputation de l'étale pour conserver une riche clientèle tout en y apportant sa touche personnelle en fleurs et en poisons.  
Eileen n'avait pas trouvé l'Eldorado, ni le bonheur, mais plus un sens, une place dans ce tourbillon chaotique qu'était Java. Cette chaleur étouffante qui embrasait la ville dès les premières lueurs du jours, ces cris d'hommes et de singes, toute cette fourmilière aux couleurs exubérantes, c'était chez elle. Qu'importe le danger qui t'attendait à chaque coin de rue ou si tu t'aventurais trop loin dans la jungle, qu'importe, car la vie ici battait plus fort.
Et puis, où trouverait-on de plus belle fleurs chers clients ? Bouquets, remèdes ou poisons, il y en a pour tous les goûts. Venez donc faire un tour au Madra's !

La minute Joueur ou Joueuse.